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Bruits et Odeurs – Avis rendu par le Conseil d’État sur la loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises – 16 janvier 2020 N° 399419

Sur la notion de « patrimoine sensoriel des campagnes françaises »

  1. La proposition de loi a pour premier objet de reconnaître le « patrimoine sensoriel des campagnes », en l’inscrivant au sein du code du patrimoine.
  2. Le Conseil d’Etat ne peut, en l’état, qu’émettre un avis réservé sur cette notion telle que la proposition de loi la définit, à savoir « les émissions sonores et olfactives des espaces et milieux naturels terrestres et marins, des sites, aménagés ou non, ainsi que des êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation ».
  3. D’une part, en effet, l’intitulé-même de la notion peut prêter à équivoque dès lors que le mot « sensoriel » devrait conduire à inclure les dimensions visuelle, gustative ou tactile du patrimoine alors que la définition envisagée par le texte se limite à ses aspects sonores et olfactifs.
  4. D’autre part, une telle définition recouvre des réalités extrêmement diverses. Elle est dès lors inévitablement source de difficultés d’interprétation et d’insécurité juridique.

A cet égard, il faut observer, en premier lieu, que la définition envisagée, par son étendue illimitée, inclut nombre de phénomènes naturels dont la responsabilité, au sens civil du terme, n’échoit à personne (les bruits du vent et de la mer, les cris des animaux autres que ceux d’élevage, les odeurs de la végétation naturelle). Il paraît alors très délicat non seulement de caractériser avec suffisamment de précision ce que sont les « émissions » mais aussi et surtout de leur attacher des effets de droit.

En deuxième lieu, la référence aux émissions sonores et olfactives des « êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation » présente un caractère polysémique qui en rend le maniement très aléatoire et la caractérisation éminemment subjective. En effet, outre le fait qu’elle s’applique théoriquement aussi aux êtres humains, ce qui n’est probablement pas conforme à l’intention des auteurs de la proposition de loi, cette expression recouvre un champ extrêmement vaste qui expose le texte à la critique sur le terrain de l’incompétence négative du législateur et ne manquerait pas, en tout cas, de susciter de nombreuses questions d’interprétation. A titre d’exemple, selon que l’on se fait une idée poétique ou utilitaire de la notion « d’intérêt au regard de la ruralité », le bruit des cloches des vaches dans les alpages habités serait ou ne serait pas regardé comme présentant un tel intérêt.

De plus, la référence à « un intérêt suffisant pour rendre désirable la préservation » de tel son ou telle odeur pourrait être interprétée comme invitant à ne protéger qu’une partie de la biodiversité, ce qui serait contraire à la Charte de l’environnement, qui fait partie du bloc de constitutionnalité et impose de préserver « l’environnement » dans son ensemble.

En troisième lieu, et plus généralement encore, le champ d’application géographique de la proposition de loi soulève des interrogations. Il n’est bien sûr pas interdit, au regard du principe d’égalité, de distinguer les espaces ruraux des espaces urbains, dès lors qu’il s’agit soit de traiter différemment des situations différentes soit de déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que la différence de traitement en résultant soit en rapport direct avec l’objet de la loi. Toutefois, une définition sans bornes du « patrimoine sensoriel des campagnes » conduirait dans de nombreux cas à traiter différemment des situations similaires ou à déroger à l’égalité sans que des raisons d’intérêt général suffisantes permettent de le justifier, s’agissant par exemple des tintements de cloches d’église, même si celles-ci résonnent davantage dans le silence de la campagne que dans le bruit de la ville.

S’agissant au demeurant de cette question, le Conseil d’Etat observe qu’elle est déjà envisagée par les dispositions de l’article 27 la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État qui, en confiant la réglementation aux maires, a posé le principe de leur autorisation. Il ne paraît pas nécessaire de modifier l’état du droit en la matière.

  1. Enfin et surtout, dès lors que la proposition de loi attache à la reconnaissance du patrimoine sensoriel des campagnes des effets de droit significatifs en matière d’engagement de la responsabilité civile, les différentes imprécisions relevées ci-dessus exposent le texte à la critique sur le terrain de l’incompétence négative au regard de l’article 34 de la Constitution.

Sur le dispositif d’exonération de responsabilité en matière de troubles de voisinage

  1. La proposition de loi prévoit que les nuisances sonores ou olfactives relevant du « patrimoine sensoriel des campagnes » ne peuvent être considérées comme des troubles anormaux de voisinage.
  2. Le Conseil d’Etat observe que, parallèlement au régime de droit commun de la responsabilité civile pour faute instituée par les anciens articles 1382 et suivants du code civil (nouveaux articles 1240 et suivants), le juge judiciaire admet de manière constante que la prohibition des troubles anormaux de voisinage constitue un principe général du droit, applicable sans texte (Cass. 2ème civ. 19 novembre 1986, n° 84-16.379 ; 28 juin 1995, n° 93-12.681). Cette jurisprudence prétorienne met en œuvre un régime spécial de responsabilité objective du maître de l’ouvrage, qui peut certes être engagée sans faute (Cass. 3ème civ. 4 février 1971, n° 69-12.528) mais uniquement lorsque les troubles dépassent le seuil de ce qui est normalement inhérent au voisinage. Le caractère normal ou anormal du trouble est souverainement apprécié par les juges du fond « en fonction des circonstances de temps et de lieu » (Cass. 3ème civ. 3 novembre 1977, n° 76-11.047). Parmi ces circonstances, la jurisprudence judiciaire prend habituellement en compte, notamment dans les litiges impliquant des animaux de basse-cour, « le caractère rural d’une commune ». En outre, si, en principe, le défendeur ne peut arguer de ce que son activité a préexisté à l’installation du demandeur sur le fonds affecté par le trouble, il y est expressément dérogé par l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation, aux termes duquel : « Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ». L’état actuel du droit permet donc d’ores et déjà d’assurer une protection équilibrée des intérêts en présence, y compris à travers l’exception d’antériorité (aussi appelée « théorie de la pré-occupation ») prévue par les dispositions du code de la construction et de l’habitation.
  3. Dans cette perspective, il ne paraît pas nécessaire de modifier profondément les équilibres existants, d’autant que l’exclusion générale et absolue prévue par le texte pourrait, dans certains cas, heurter le principe du droit d’agir en responsabilité et plus généralement du droit au recours effectif, en privant les victimes d’un trouble anormal de toute possibilité juridictionnelle de le faire cesser.
Clairance Avocats